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En raison notamment de la multiplicité des points d’eau, la Bretagne se singularise classiquement par une tendance fondamentale à la dispersion de l’habitat (C. Vallaux) avec l’existence de groupements de toute nature (fermes isolées, hameaux, villages, bourgs, villes petites, moyennes et grandes). Or, la France indivisible oublie ces fondamentaux et crée différents schémas et lois d’aménagement du territoire univoques sur l’ensemble du territoire (« la » Loi littoral, la Loi Alur,  les PLU, les SCOT, etc.). Il ne s’agit surtout pas de critiquer de façon systématique des décisions qui ont aussi des bienfaits et ont limité l’anarchie préexistante, suscitant parfois comme dans les années 1970 une « Bretagne défigurée » (J. Lescoat).

Toutefois, à l’heure notamment où les Plans Locaux d’Urbanisme doivent être finalisés pour mars 2017, cet article est pour nous l’enjeu de rappeler quelques fondamentaux bretons, en partie évoqués dans nos 20 dossiers, mais qui sont toujours négligés par la présence d’une « vision uniforme » de l’aménagement. Celle-ci est toujours envisagée de façon descendante et en se fondant sur des territoires d’openfield qui sont en France majoritaires. Mais la Bretagne est une terre de bocage. Si ce dernier a été attaqué (200 000 km de talus abattus en 30 ans, soit 5 fois l’équivalent du périmètre de la Terre !), il existe encore et l’on recrée même ici ou là des haies ou des talus pour se prémunir des déboires écologiques (inondations par exemple).

Si les S.C.O.T et les P.L.U. par exemple, sont répétons-le, indispensables, ils devraient pour le moins être teintés régionalement pour s’adapter aux singularités bretonnes. En effet, ces documents d’urbanisme se caractérisent sur le fond par trois choses : la dualité, la densification, le zonage.

La dualité tout d’abord puisque l’on oppose aux deux extrémités les zones construites ou constructibles par celles qui ne le sont pas. On ne jure dans ce cadre que par la densification, avec un idéal beauceron de villages (ou de villes) totalement groupés quand les vastes champs sont affectés à la monoactivité agricole. Il en ressort donc l’ambition d’un zonage strict, d’une règle forte, imposant ici de construire et là l’interdisant ; une règle aussi basée sur la logique du chiffre (il faut sur le fond de plus en plus concentrer et regrouper l’habitat pour une meilleure gestion du foncier, limiter la consommation de terres agricoles, etc.). Le concept de densification est de fait adulé.

Peut-être. Sauf que la Bretagne n’est pas la Beauce et que cette sauce homogène a, en Bretagne, un goût amer, comme l’évoque récemment pour les PLU Didier Julienne dans un article des Echos http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-160855-bretagne-ce-plu-peut-te-tuer-2030313.php. En mars 2014, au-delà du littoral, l’Etat a décidé d’interdire systématiquement la densification interne des hameaux (y compris lorsqu’il y existe au plan interne des « dents creuses »), ce qui suscite bien sûr l’effondrement de leurs valeurs immobilières et attaque une des spécificités les plus caractéristiques de la Bretagne[1]. Comme par hasard, un nouveau mouvement des « PLUmés »[2] est parti de Bretagne puisqu’il existe ici des problèmes de fond créés par une loi indivisible qui nie l’originalité bretonne voire à terme la détruit. Quatre éléments plus généraux nous semblent majeurs :

  • Le premier est que l’esprit de densification (et de concentration) est très parisien et correspond peu à l’esprit des Bretons. A tort ou à raison, ces derniers ont toujours considéré que le concept de regroupement n’était pas forcément le bon s’il y avait de la place ailleurs. En important, dans une terre marquée par le bocage, des concepts allogènes et peut-être idoines ailleurs (notamment pour les terres d’openfield), on est en train de casser un certain type de rapport à la terre qui a fait et fait l’originalité bretonne.
  • Classiquement, le Breton ne considère pas en effet que l’agricole s’oppose à la ville. Il y avait dans les villes de nombreuses terres agricoles et rurales. On dira que c’est « archaïque ». Peut-être. Que penser alors de l’apologie récente dans les métropoles des jardins ouvriers ou partagés ? En ville, les plus riches sont loin de se précipiter dans les zones les plus denses et dans ce qui est à la mode et présenté comme des « écoquartiers ». Les chiffres ont la vie dure. Ils choisissent les lieux de faibles densités (autour des golfs par exemple), les espaces de maisons individuels, les faubourgs, les « petits villages dans la ville » qui disposent encore de parcs, de jardins, d’espaces aussi informels. En Bretagne, l’importance du maillage fait que l’espace regorge classiquement de ce type d’organisation, sans d’ailleurs avoir besoin de golf. Le fait que différentes professions s’accordent sur l’organisation de l’espace était le fondement du vivre ensemble. C’était souvent compliqué et tant mieux. Au lieu de mettre les agriculteurs chez eux et les urbains entre eux, il y avait très souvent une fusion dans la ruralité, des créations d’emplois liés à ce mariage, des professions nombreuses tissant des relations entre villes et campagnes et en somme une forme de mixité territoriale qui était précisément incarnée par l’organisation plurielle des habitats. Désormais, en se basant sur le modèle de l’openfield (l’habitat nécessairement groupé, les vastes champs), on est en train de casser le rapport usuel des Bretons à leur terre. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faut construire partout et faire n’importe quoi. Mais il est tout aussi effrayant de voir comment, et à toutes les échelles, cet automatisme unique du grand (la fusion « nécessaire » des communes, etc.), du dense, du concentré est appliqué sans discernement.
  • Aujourd’hui, en raison d’une jurisprudence complexe, les concepts de hameaux ou des villages ne sont pas précisément définis par la loi française. Alors imaginez en Bretagne. Des règles qui souhaitent pour simplifier opposer la ville à la campagne (c’est beau la Beauce, c’est « rationnel » !) s’opposent à la complexité bretonne. Or, la Loi française n’aime ni la complexité, ni la diversité. On fait alors table rase du passé. On va systématiquement noyer une petite ville de lotissements plus ou moins heureux plutôt que de valoriser ses hameaux. Une commune comme Sérent voulait accueillir 2 000 habitants en les valorisant, sans consommer un seul hectare de terre agricole puisque la municipalité, pour économiser précisément le foncier, ne jugeait pas légitime de faire des lotissements autour de son bourg. Mais son P.L.U. fut un temps retoqué. Aujourd’hui, on va même jusqu’à dire à de toutes petites communes que « la densification sera bien pour le transport collectif » alors qu’évidemment ce dernier ne sera jamais rentable. N’existe-t-il pas dans toute l’Europe du Nord des éco-hameaux, de nombreuses structures précisément atomisées utilisant notamment l’espace pour produire de l’énergie et fondées sur le renouveau du lien entre « l’homme habitant » (Le Lannou) et son territoire ? De nouvelles réalisations individuelles de « maisons autonomes », « d’écocentres », « d’oasis en tous lieux » émergent aussi et prouvent une responsabilisation possible à l’échelle de l’habitant, notamment en Loire-Atlantique[3]. Un territoire n’a pas à attendre l’Etat pour être durable et des habitants, y compris à l’échelle de leur propre maison, peuvent même s’en charger, tout particulièrement s’ils en sont propriétaires et sans attendre l’aval de l’Etat. Notre propos n’est pas de dire que cette autonomie ou cette organisation doit être systématique car précisément les enjeux diffèrent selon les territoires. Il est par contre de rappeler que la modernité de l’espace breton n’est pas forcément là où la placent les lois parisiennes.
  • Dans ce cadre, le concept de zonage est lui-même très défaillant. Le classement en zone ici agricole, là environnementale, plus loin en « espaces boisés classés » (E.B.C), etc. est une aberration qui oublie précisément la transversalité porteuse d’innovation. On évoquait non plus l’innovation territoriale mais l’innovation par les territoires. Comment aujourd’hui créer un mariage vertueux entre les êtres vivants et leurs terres si on oublie la génétique territoriale ? Pour nous, en étant parfois obligés de suivre des modèles décrétés ailleurs et imposés comme étant les bons, les Bretons sont précisément en train de faire fausse route et d’oublier la génétique de leur terre.
  • Parfois, nourris de cabinets d’études privés qui n’ont pas le temps d’approfondir la singularité territoriale puisqu’ils cherchent naturellement des P.L.U. reproductibles, des élus appliquent des schémas normés. Bien plus souvent, ils proposent des choses différentes, y vont de leur touche personnelle car ils connaissent le territoire. Or, si l’Etat juge qu’ils sortent des clous, la représentation démocratique pourtant locale est alors juridiquement contrée sur son propre périmètre de fonctionnement. Parfois sans plus d’explication. Est-ce légitime ? Un Préfet récemment muté connaît-il mieux le territoire que les citoyens et leurs représentants ? La réponse, ici aussi, n’est pas évidente. Le représentant de la loi est naturellement là pour appliquer la loi et éviter des arrangements locaux. Mais il applique aussi une loi unique, normée, qui ne prend pas du tout en compte les singularités bretonnes et parfois s’y oppose.
  • Dans ce cadre, on remarquera que des décisions parisiennes sont précisément créées pour éradiquer l’originalité bretonne. Lorsqu’un Préfet décide de créer une nouvelle communauté de communes Guingamp-Paimpol prenant en écharpe deux pays (celui du Trégor-Goëlo, celui de Guingamp), l’ambition évidente est de contrer une échelle jugée pertinente par les Bretons.

 

Toutes ces questions concernant l’aménagement du territoire sont très complexes. Mais le problème est précisément qu’on considère toujours l’aménagement « du » territoire, comme s’il n’en existait qu’un. Cette vision indivisible française s’oppose à la diversité bretonne. Elle est nourrie systématiquement de grand (la prime aux métropoles, aux « grandes » communes), de concentré, de groupé, de densification. Dans l’indifférence générale, des villes sont aujourd’hui architecturalement bouleversées par cette pensée unique. Des élus décrètent que l’habitat vertical et groupé est indispensable, alors qu’ils habitent eux-mêmes dans des maisons individuelles, que 71 % des Bretons aujourd’hui vivent en maison individuelle contre 54 % en France. En somme, on a de plus en plus l’impression qu’il faut faire le bonheur des Bretons malgré eux. La tenaille de l’aménagement unique est aujourd’hui à différentes échelles en train de s’attaquer aux originalités bretonnes. On attaque en simultané le maillage territorial, l’équilibre urbain, la diversité et complexité organisationnelle qui procédait précisément d’un lien fin et réfléchi qui traitait parfois avec une grande finesse les situations au cas par cas. Répétons-le, ce rouleau compresseur a ponctuellement limité l’anarchie préexistante. Mais c’est un rouleau compresseur qui gomme trop souvent et parfois volontairement les singularités bretonnes, décrète à la va-vite, ne prend pas en compte une complexité territoriale sur laquelle des générations avaient réfléchi pendant des siècles. On contre aussi parfois à la va-vite des décisions locales mûrement réfléchies alors que des élus connaissent très bien leurs communes. Sans être encore interdit, l’habitat familial est attaqué alors que l’essentiel de la population rêve d’y vivre, que la plupart des décideurs y vivent, que c’est un fondement d’un mariage entre la possession personnelle et le vivre-ensemble, que cette organisation favorise le civisme, qu’il existe depuis très longtemps des solutions très concrètes pour combiner l’habitat individuel et les densités (les maisons fines, élevées et jointives de la plupart de nos centres-villes ; certaines cités ouvrières avec des maisons verticales et jointives disposant toutes de jardin par exemple, etc.). A titre d’exemple, l’organisation classique de certaines petites villes bretonnes voire de certains bourgs était parfois des modèles de « durabilité » et de… mobilités douces ; tout simplement car les êtres étaient tous piétons, ne pouvaient pas aller vite au loin (organisation de la voierie), car ils devaient aussi créer des richesses dans la ville (y compris au plan alimentaire), car ils s’organisaient pour produire de l’énergie avec ce qu’ils avaient sous les pieds, collectaient des engrais animaux et humains pour fertiliser localement la terre, etc. Tout ceci est oublié. La « modernité » allogène nous enrobe notamment de pompeux « écoquartiers » qui sont parfois de réelles opérations de propagande. Il sera très intéressant de faire un bilan scientifique et surtout social de ces opérations dans quelques décennies et même dans quelques années. Où est la modernité bretonne ? Se situe-t-elle obligatoirement dans ce que l’Etat et ce que certains édiles décrète ? N’est-il pas au contraire urgent de renouer avec les fondamentaux de l’organisation bretonne pour précisément ne pas faire comme les autres et éviter un schéma univoque souvent écrit à l’opposé d’un réel projet de société ?

Le Comité de rédaction

[1] Voir à ce propos les merveilleuses études statistiques de l’INSEE sur les chefs-lieux et hameaux en Bretagne, à l’époque où, il est vrai, Loeiz Laurent en était le directeur.

[2] Voir à ce sujet les très nombreux articles du Télégramme, qui en a beaucoup parlé, notamment : http://www.letelegramme.fr/bretagne/hameaux-une-loi-qui-passe-mal-21-01-2016-10927451.php

[3] http://vahineblog.over-blog.com/2015/04/ecologie-la-maison-autonome.html