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La Bretagne, terre de vélo

Outre la voile et plus largement les sports nautiques (dossier 1), la Bretagne sportive se singularise en étant une terre de vélo. Sur l’ensemble de la Bretagne, la carte par anamorphose isole des pratiques supérieures soulignées notamment par Jean-Paul Ollivier, René Cadiou et Gérard Alle. Ces auteurs constatent en Bretagne « une passion pour la petite Reine » que l’on peut décrire avant d’essayer de comprendre cette étonnante « singularité anthropologique ».

Comme le montre la carte par anamorphose, la Bretagne a un nombre de licenciés presque double qu’en France (7,6 licenciés pour 1000 habitants contre 4). En France, les cinq départements bretons sont nettement en tête. L’intensité des pratiques s’étend à des sports jumeaux ou voisins, tels le cyclo-cross qui compte un nombre de licenciés et de courses supérieur avec des parcours parfois magnifiques. Le VTT et le BMX sont aussi très courus, plusieurs champions étant bretons et l’on constate l’essor actuel du Triathlon avec de nombreux raids qui connaissent une notoriété grandissante. Ensuite, cette passion pour ce sport est attestée quantitativement par le nombre, la fréquence et la fréquentation impressionnante des critériums. Pour ne parler que de celui de Plouay, il est selon Gérard Alle, « la course d’un jour accueillant la plus forte affluence au monde » avec une fréquentation avoisinant selon lui au bas mot les 80 000 personnes, parfois beaucoup plus (1996) mais les estimations sont délicates car le spectacle est gratuit. De plus, Plouay est un chêne dans la forêt des courses, circuits et événements dont d’autres sont de notoriété mondiale (Plumelec 2016). Ces courses choisissent la Bretagne car elle dispose de paysages attractifs et que l’on est sûr d’avoir des cohortes de passionnés. L’argent du Qatar ne fait pas tout et les championnats du monde de cyclisme sur route d’octobre 2016 ont laissé avec des routes désertes une image ambivalente. Grâce à des centaines de bénévoles, le Comité de cyclisme Bretagne organise plus de 1200 épreuves cyclistes par an, des minimes aux élites pro qui constituent le sommet de la hiérarchie, sans oublier la présence de courses inscrites au calendrier de l’Union Cycliste Internationale (la Kreiz Breizh élites par exemple, le Tour de Bretagne cycliste qui sur les cinq départements a fêté cette année sa 50e édition, le Tour du Finistère, le Tro Bro Leon, la route Adélie à Vitré, Le Grand Prix de Plumelec Morbihan, les Boucles de l’Aulne). Des courses relativement récentes comme la « PLB muco » (qui fêtera sa 25e édition le 24 juin 2017) ne cessent de progresser. Elle a regroupé cette année plus de 7 000 participants. Lancée plus récemment, la « Bernard Hinault » a aussi accueilli en mode cyclo (avec 5 épreuves différentes) plus de 1 500 passionnés en 2016. Des courses mythiques comme le Paris-Brest-Paris datent de 1891 (cinq éditions sur un rythme décennal jusqu’en 1931) et l’esprit d’origine est conservé avec « la Paris-Brest-Paris randonneur » ou « la Paris-Brest-Paris Audax ».  L’exceptionnelle vitalité de ce sport est confortée par les tentatives récurrentes et réussies d’avoir une équipe bretonne au Tour de France, l’appétit des villes pour accueillir fréquemment cet événement de dimension mondiale et diffusé dans plus de 150 pays, la présence de foules colossales lorsque le pays est concerné, le nombre aussi de Gwenn-ha-du présents sur les routes du Tour. On y constate le rôle supérieur de la Région (le dynamisme d’ensemble des acteurs, l’excellent plan des voies vertes et cyclables par exemple, les aides concrètes apportées pour renforcer les pratiques, etc.) d’autant que son Président est aussi passionné de vélo…

Alors, pourquoi cette pratique supérieure et cette singularité bretonne ? Certains soulignent en Bretagne le rôle de grands champions (Lucien Mazan devenu Petit-Breton » », le « farfadet de Pluvigner » Jean-Marie Goasmat,  Jean Robic dit « Biquet », « Tête-de-cuir » ou « Trompe-la-mort » ;  le « boulanger de Saint-Meen » ou le « Seigneur » Louison Bobet, « le Blaireau » ou « la Légende » Bernard Hinault…). A vélo, chacun est au début à égalité mais peut atteindre le Graal. Tout ceci, sur le fond, plait au Breton et certains ont symbolisé des valeurs ici très appréciées : le courage, la ténacité, la pugnacité. René Cadiou évoque cette capacité d’être « dur au mal » et cette volonté de « tout donner », d’aller « au bout de l’effort ». Le vélo incarne cette symbolique, est à tort ou à raison considéré comme le sport le plus égalitaire qui encourage au surpassement, à l’abnégation, ne laissant pas de chance supérieure à celui qui a la bicyclette la plus performante ou est le plus riche. Il met tout le monde sur une selle d’égalité, la langue bretonne inventant et disposant même d’un verbe introuvable en français pour désigner la pratique : marc’houarniñ (faire du cheval de fer, faire du vélo). Quand on sait le rôle sacré exercé par le cheval dans la civilisation celte, cette correspondance n’est peut-être un hasard1. De même, d’autres auteurs comme P. Cabanel et surtout G. Fumey rappellent le parallélisme  entre l’héritage catholique et les pratiques, même s’ils remarquent aussi leurs présences supérieures dans des pays catholiques ayant eu une forte présence communiste (G. Fumey2). En Bretagne, les critériums ont joué un rôle complexe avec les processions religieuses ; en accompagnant certaines, se substituant peu à peu à d’autres, à la façon d’autres processions axées sur la compétition ou le seul plaisir d’être ensemble. Pour Jean-Paul Ollivier, cette dynamique est aussi liée au désir de maintenir dans les villages un caractère festif, même si ces pratiques profanes étaient parfois des répliques des fêtes religieuses. Les « courses de pardon » ou courses cyclistes paroissiales apparaissent dès 1869 dans le Léon et l’on en dénombre dans les années 1960 plus de … 4500. Le 11 mars 1868 est fondé le premier club breton, le Véloce Club Rennais. Le terrain aussi convient bien à ce sport. Il n’est jamais tout à fait plat (on remarque sur la carte moins de licenciés dans les zones de montagnes), présente des conditions météos plus ou moins favorables mais des itinéraires complexes avec des vents variables. Cet élément multiplie donc aussi la présence de parcours très techniques. La bicyclette a été aussi tardivement employée en raison de la pauvreté, des circonstances (les « pneus à bouchon » de la seconde guerre mondiale), car la démocratisation de l’automobile fut plus tardive. De même, la Bretagne est une terre de bocage et offre la plus grande densité de routes et de chemins en France, ce qui est aussi désormais utilisé au plan touristique. La variété des paysages et des itinéraires est un plus, permettant parfois des parcours dominicaux plus sécurisés. Enfin, d’autres éléments très concrets encouragent aussi aux pratiques, comme la forte présence de l’habitat individuel qui permet tout simplement d’avoir un rez-de-chaussée, un garage pour avoir sa « bécane » et la sortir de façon commode. La moindre fréquence des vols ou cambriolages est aussi un plus puisque la Bretagne est pour l’instant avant-dernière en France sur cette réalité. Les politiques valorisant les pistes cyclables exercent un rôle, même si les usages urbains sont bien plus modestes que dans des villes d’Europe du Nord ou même à Strasbourg.

Au final, ces éléments –et peut-être d’autres- forment sans doute système. De façon curieuse, ils ne sont pas aujourd’hui hiérarchisés. Toutefois, à toutes les échelles, la passion et la détermination des différents acteurs sont aujourd’hui un atout supplémentaire, du Comité Cyclisme de Bretagne jusqu’aux bénévoles et passionnés. Si le Tour, cette année, ne fait pas étape en Bretagne, la vitalité et singularité des usages n’est aujourd’hui plus à démontrer. Nul doute qu’il serait encore intéressant d’approfondir l’état des pratiques pour mieux les coordonner. Les enjeux écologiques, de santé, en termes d’images ou sociaux de ce « sport » et de ces usages ne sont en effet plus à démontrer.

Le Comité de rédaction

  1. Il existait classiquement de nombreuses courses de chevaux à l’occasion des fêtes, mariages, pardons, un cheval étant destiné à ces événements dans les fermes un peu importantes. Plus largement, un grand travailleur est un marc’h-labour et le cheval, le marc’h, reste présent dans la toponymie (Penmarc’h, Plomarc’h) et était classiquement un animal sacré. Attribuer en breton ce nom à la bicyclette n’est donc sans doute pas neutre, des courses en remplaçant d’autres. Il s’agit d’un symbole divin et d’orgueil (le fameux « marc’h al loc’h » de Pierre-Jakez Helias) qui donne lieu à diverses légendes (le dieu Lug, le roi Marc’h aux oreilles de cheval, la mythologie où le cheval est un conseiller actif du guerrier, etc.). On rappellera aussi l’importance historique du cheval chez les celtes (sépulture, onomastique…) et bien plus récemment son rôle déterminant dans l’économie bretonne, environ 250 000 chevaux (surtout de trait) étant présents jusqu’en 1850 avant qu’ils ne soient précisément concurrencés par les tracteurs, le chemin de fer (hent-houarn), les chars de combat seulement à partir de 1916 et pour différents déplacements par le vélo.
  2. Voir par exemple son excellent article sur le Tour de France. G. Fumey. Le Tour de France ou le vélo géographique, Annales de géographie, n°306, 2006, p. 388-408 http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_2006_num_115_650_21447

Voir aussi :

Alle (G.). Grand prix de Plouay, ArMen, n° 214, 2000 http://gerard.alle.site.free.fr/documents/Plouay.pdf

Cadiou (G.). Les grands cyclistes bretons, éd. Alan Sutton, 2005.

Henry (C.). L’épopée des petites reines du cyclisme breton, Les Mémoires du Kreiz Breizh, n°12, 2004.

Ollivier (J.-P.). Histoire du cyclisme breton, de Petit-Breton à Bernard Hinault, éd. Jean Picollec, 1981

Ollivier (J.-P.). L’aventure du cyclisme en Bretagne, éd. Palantines, Quimper, 2007.